Le Projet Laramie – Ou l’inconsistance des apparences
Par Nicolas Gendron • 6 février 2009 à 12:52Tout bonne chose a une fin, prétend l’adage. J’oserais ajouter, pour équilibrer le portrait, que « tout bonne chose a une suite » ! La production du Projet Laramie, telle qu’interprétée par les finissants 2008 de l’Option-Théâtre du Collège Lionel-Groulx, est non seulement une bonne chose, mais c’est aussi et surtout œuvre utile qui ébranle les consciences et balaie la rouille des barbelés. Deux ans après sa présentation à Ste-Thérèse, en octobre 2007, dans une mise en scène alerte signée Bernard Lavoie, la pièce reprendra du collier – on vous l’annonce ici en primeur ! – l’automne prochain dans la salle Fred-Barry d’un Théâtre Denise-Pelletier qui sera alors tout frais rénové.
Les faits parlent d’eux-mêmes : en octobre 1998, dans la petite ville de Laramie, Wyoming, un jeune homme de 21 ans, Matthew Sheppard, est sauvagement assassiné. Le motif du crime se révèle proprement haineux : Sheppard était homosexuel. C’était, répétons-le, en 1998. Pas en 1960. L’auteur et metteur en scène new-yorkais Moisés Kaufman et les membres du Tectonic Theatre Project en ont tiré une partition dramatique hors du commun (aussi adaptée au cinéma en 2002), où la matière à rire et à pleurer se trouve non pas dans les mots ou les dizaines de personnages, mais plus que jamais dans la tête et le cœur des spectateurs sollicités au possible dans leur for intérieur. Déjà, la structure du texte, bâti sur plus de 200 interviews que les comédiens ont menées lors d’un intense séjour à Laramie même, éveille les sens et échauffe les esprits; les interprètes enfilent tour à tour les habits de la troupe du Tectonic Theatre Project qui raconte son accueil au Wyoming, puis ceux des nombreux intervenants que celle-ci a rencontrés, des hommes de foi aux amis de la victime en passant par les simples quidams. Le défi de jeu est vertigineux, car le spectre est large et chaque comédien endosse de 5 à 8 personnages : il est relevé haut la main, avec un dépouillement exemplaire, les corps et les voix se modulant subtilement au gré des nouveaux visages, à l’aide également de judicieux accessoires. La distribution est au même diapason, tout entière au service de la réflexion qui se tisse en filigrane, tant et si bien qu’on ne saurait détacher un comédien du lot pour le porter aux nues; l’unité n’aplanit rien, renforçant au contraire l’adhésion à une proposition si « engagée ».
Voyez : on murmure à peine du bout des lèvres le mot « engagé », qui hérite de parenthèses par l’automatisme des convenances. Parce qu’en cette ère de déresponsabilisation civile, on a peur de se prononcer sur la place publique, et l’art a souffert selon moi ces dernières années de cette timidité à mettre de l’avant une parole dite de marge. Traduite avec un aplomb naturel par le comédien Emmanuel Schwartz, la pièce s’éloigne du discours consensuel du « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » et ne prend jamais réellement parti. Le ton n’est pas tranché, les deux revers de médaille y sont présentés et chaque âme charitable (ou torturée) qui s’y prononce semble réfléchir à voix haute, presque sans filtre, avec le regard neuf des gens confrontés à l’impasse de leurs propres préjugés. Un peu plus, et on s’y croirait, à Laramie : les réactions à chaud, le bar du coin, les forces de l’ordre dépassées par les événements, les médias qui envahissent ce lieu jusque-là sans histoire et montent l’épineux dossier en épingle… Tout converge au sein d’une scénographie caméléon pour ainsi dire pratiquement nue, dont les éléments se déplacent et se transforment tout aussi vite que les corps changent de peaux. La mise en abîme des comédiens jouant d’autres comédiens incarnant des personnages crée pourtant une distanciation propice aux vraies questions. Qui dit vrai ? La vérité garde-t-elle tout son sens dans pareil cas ? Qui était Matthew Sheppard ? Où se dresse la frontière entre la haine et l’ignorance ? Qui sommes-nous pour juger ? Pourquoi la différence fait-elle peur à ce point ? Et pourquoi emprunte-t-elle trop souvent des allures de crime latent ? Une communauté comme celle-là peut-elle arriver à s’exprimer sur le drame en se détachant de ses émotions brutes, et serait-ce seulement souhaitable qu’elle le fasse ? Jusqu’à quel point un procès en justice calme-t-il celui, insidieux ou ravageur, que se disputent en parallèle les « hommes ordinaires » ? Quel est notre pouvoir d’action ? Hérite-t-on d’un devoir de mémoire ou d’une quelconque mission après avoir vu une œuvre telle Le projet Laramie ? Tant de points d’interrogation lancés à mots couverts ou telles des flèches sifflantes, qui surgissent aussi d’eux-mêmes sans qu’ils n’en soit même… question. Dès les premiers instants, il faut dire que les comédiens s’adressent tous directement au public, dans un concert de présentations qui met la table pour un spectacle vivant, qui interpelle avec intelligence et abolit de suite le quatrième mur pour que circulent librement les idées. J’ai le souvenir encore très précis des adolescents qui y assistaient en même temps que moi, en 2007 : qui rebutés, qui secoués, qui choqués, qui chahuteurs, qui bien songeurs… en tous les cas, tout sauf indifférents.
C’est là que réside la force majeure de cette production pleinement investie : l’éloquence et le puissant écho – regrettables à bien y penser – de sa pertinence. Car le vernis des apparences n’y changera rien : Laramie, c’est à deux pas d’ici. C’est vous et moi. Et parfois même un Matthew…
**** ½
Le projet Laramie
Une production du Théâtre Agitato, présentée en codiffusion avec le Théâtre Denise-Pelletier, à la salle Fred-Barry, du 21 octobre au 7 novembre 2009. Auteur : Moisés Kaufman et le Tectonic Theatre Project. Mise en scène : Bernard Lavoie. Adaptation : Emmanuel Schwartz. Artisans, lors de la création en 2007. Distribution : Marc-Antoine Béliveau, Marc-André Brunet, Gabriel De Santis-Caron, Sarah Desjeunes, Isabelle Duchesneau, Mickaël Lamoureux, Marianne Lavallée, Milva Ménard, Sylvianne Rivest-Beauséjour, Émilie St-Germain, Chad Vincent. Assistance à la mise en scène : Nicolas Paré. Régie : Karine Lacoursière. Éclairages : Joannie Campagna. Scénographie : Camille Hébert Boisclair. Costumes et accessoires : Christelle Deforceville. Environnement sonore : Audrey Gilbert. Direction de production : Audrey Wyszinski. Direction technique : Marie-Josée Lévesque.
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