De l’amour et des restes humains – Qu’en reste-t-il ?
Par Nicolas Gendron • 3 décembre 2008 à 8:57« Que reste-t-il de nos amours ? » chantait Trenet, la voix pleine de mélancolie. Aujourd’hui, l’on ne sait plus trop ce qu’il en est advenu, de ce sentiment sacré qu’on ose à peine prononcer du bout des lèvres. Peut-être le sexe et la mort. Du moins, selon le dramaturge Brad Fraser, qui se plaît à entremêler les récits d’horreur d’apparence anecdotique aux tentatives (plus ou moins) désespérées de jeunes éperdus pour quêter un bout de peau ou un quart de cœur. Pas fou du tout, le metteur en scène Danny Gilmore souligne d’ailleurs dans le programme du spectacle la parenté troublante, on ne peut plus moderne, entre l’Éros et le Thanatos; avec le SIDA qui ne cesse d’infiltrer toutes les classes de la société, le sexe autrefois considéré comme « un danger de vie » représenterait « dorénavant un danger de mort ». Tout à fait juste. Et désolant. Où va-t-on? Que construit-on lorsqu’il est minuit moins une ?
Écrite il y a 20 ans déjà, la pièce de Fraser s’engage sur la voie dangereusement rapide de l’amour express, celui qu’on jette après usage, de peur qu’un attachement nous cloue au lit ou au pilori. La traduction de Brigitte Hébert-Carle conserve avec soin, et en québécisant l’action de belle façon, le sens du punch et de la formule propre à l’auteur qui, loin de s’arrêter à ce qui peut provoquer ou choquer, sait aussi gratter le vernis des façades imaginaires qu’on nous impose et des masques qu’on se fiche volontairement au visage. Plateau gris, bar de fortune et garde-robe patentée pour acteur (volontairement ?) déchu qui change de chemise au gré de la population nocturne du Mont-Royal. La sobriété de l’Espace Geordie utilisé de long plutôt qu’en large sert bien l’enchaînement vif des scènes et des lieux de passage. Lors de la générale, subsistait encore quelques raccords d’éclairage à peaufiner, mais rien pour se plaindre à sa mère; seulement certaines répliques qui se perdent dans cette salle pourtant petite, dans les méandres de la misère sexuelle… à moins que ce n’était voulu ? Toujours est-il que Gilmore a su tirer profit du peu de moyens de la production pour tabler sur l’éloquence du propos et sur la justesse du rendu, naviguant subtilement entre l’effroi, le sarcasme fédérateur et le fragile émoi du public qui se retrouve, non sans se questionner dans son for intérieur, dans la détresse ou la solitude d’une des sept figures en place.
À ce propos, les sept interprètes investissent beaucoup de leur sensibilité dans des rôles souvent aussi exigeants physiquement que forts en gueule. Comédien formé à Québec, surtout connu dans la métropole pour ses mises en scène avec le Théâtre de la Marée Haute (Kvetch, Top Dogs), Michel-Maxime Legault a ce David dans la peau, homme frivole et frondeur dont il sait communiquer toute la rage d’aimer, délicatement intériorisée. Brigitte Hébert-Carle se passionne visiblement pour ce texte et cette Caro qu’elle défend bien, surtout dans ses tiraillements entre la nécessité de l’amour et celui qui se présente à elle. Pendant que quelques-uns de ses textes sont joués au 2008, revue et corrigée du Rideau Vert (deux pôles de carrière qui forment un parallèle très intéressant), Claude Montminy joue habilement la carte de la séduction et du mâle alpha. Pendant que Benoit Finley et Julie Carrier-Prévost se partagent avec talent la portion d’étrangeté du spectacle, le premier par une aigreur diffuse et la seconde par une sensualité morbide assumée jusqu’au bout des cordes vocales, Jean-Simon Traversy et Anne Trudel se chargent d’incarner la découverte et l’exploration dans ce qu’elles ont de plus émouvant et vertigineux. La vulnérabilité prenante de ces deux derniers rappelle aisément que Fraser imagine des personnages parfaits pour qu’on ait qu’une seule envie au sortir du théâtre : les serrer dans nos bras et partager leurs doutes, de manière à ce que leur cœur s’allège et qu’ils puissent, ne serait-ce qu’un instant, recouvrer l’impression qu’ils peuvent voler. Quoi ? Si Richard Desjardins le dit, ce doit bien être qu’il est un oiseau, le cœur…
Le reste tient du genre humain. À prévoir, donc : des zones d’ombre et de turbulence au milieu d’une tempête de lucidité.
*** ½
De l’amour et des restes humains, une production du Théâtre à 4 pattes, présentée à l’Espace Geordie du 26 novembre au 6 décembre 2008. Auteur : Brad Fraser. Traduction : Brigitte Hébert-Carle. Mise en scène : Danny Gilmore. Distribution : Michel-Maxime Legault, Brigitte Hébert-Carle, Benoit Finley, Julie Carrier-Prévost, Jean-Simon Traversy, Claude Montminy et Anne Trudel. Scénographie : Ève Champagne-Thériault.
Réservations : 514-529-5806
Vidéo promotionnel : http://www.youtube.com/watch?v=AENQtsVjY54
Photo : Danny Gilmore
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